Alexandra de Hadeln - Balaceano (1911-1977)
Ébauche d’une biographie (4)
1973-1975
Coup sur coup en Suisse, elle organise deux expositions de sculptures et de peintures, l’une à la Galerie Chantepierre à Aubonne (1973), la seconde à La Galerie-Club Migros à Lausanne (1974) - exposition inaugurée par Jean-Pascal Delamuraz (1936-1998) alors syndic de Lausanne et dont le vernissage se déroulera en présence de clowns sous la tente du cirque. Depuis la mort de son mari, elle fréquente assidûment le cirque Knie où elle est admise même aux répétitions dans les coulisses du cirque. Les lumières du cirque, les trapézistes et autres acrobates la fascinent, mais avant tout elle devient l’admiratrice des clowns dont elle réalise de nombreux portraits. Elle rencontrera brièvement Charlie Chaplin à Vevey, offrira un tableau à Federico Fellini et un album de clowns aux enfants du Prince de Monaco, puis à travers un avocat lausannois - celui même qu’elle avait chargé de faire le procès des médecins - elle découvrira la presqu’ile de l’Argentario au sud de la Toscane.
Sa vie est dorénavant partagée entre de fréquents voyages en voiture entre la Suisse, Florence et l’Argentario.

L’Argentario est une découverte. Elle y peint toute une série de tableaux à Porto Ercole et à Porto Santo Stefano, considérés par certains comme étant parmi ses œuvres majeures. Elle y montre en tout cas une forte maîtrise de son art et surprend par la force de son expression et la violence de sa palette. Elle a même le projet de faire publier un livre illustré sur la presqu’île et charge un écrivain local des textes. Mais le projet devra être abandonné. S’inspirant de masques étrusques, elle crée aussi une série de têtes de Bacchus, dont l’une sera utilisée comme étiquette de bouteilles de Chianti et d’huile d’olive. Elle sculpte beaucoup. Naissent des personnages curieux souvent inspirés de sa série des clochards. Personnages énigmatiques mais néanmoins joyeux où des oiseaux et des poissons viennent au secours d’êtres interrogateurs.

1975
Introduite par Susanna Agnelli, maire de la presqu’île, Alexandra organisera deux expositions de peintures et de sculptures à l’Argentario, la première au “Studio Dino Rosi” à Porto Ercole, la seconde à la “Galleria Il Molo”, à Porto Santo Stefano. Le vernissage sera suivi d’un concert de guitaristes sur la place du village, comme si la musique devait obligatoirement compléter son œuvre en la faisant chanter. Alexandra ne jouait d’aucun instrument de musique bien que ses tableaux soient truffés d’une multitude d’instruments, flutes de pan, accordéons, guitares, trompettes, clarinettes ou mandolines.
De tout temps, le tourne-disque était omniprésent lorsqu’elle peignait. Ce furent d’abord de vieux 78 tours de musique populaire roumaine (“Sarba Oltreneasca”, “Foaie Verde”, ou “ Doina Din Nai”) ramenés de Bucarest en 1937, puis Paul Robeson (“The Killing Song” ou “Congo Lullaby”) découvert aux Etats Unis avant le maccartisme, du flamenco andalou (notamment la musique du ballet espagnol Pilar Lopez), celle de chansonniers populaires italiens (Le trio de guitaristes Andres Segovia, par exemple) ou la musique d’un orchestre de cirque.

1976
Elle se fâche avec son ami avocat suisse de l’Argentario, va jusqu’à demander la protection des carabinieri pour qui sait quelle menace plus ou moins imaginaire, puis décide de déménager en Suisse craignant que l’Italie ne devienne comme sa Roumanie un autre pays aux “mains des communistes”. C’était l’époque où Aldo Moro préconisait une alliance de gauche avec le parti de Berlinguer. Dans une interview à la radio, elle se déclare “socialiste”, mais on peut douter de ses convictions car la politique n’a jamais été de son lot. Elle déclare même un jour que les “pauvres sont heureux” tant que l’on ne leur révèle pas leur état de misère... Churchill, De Gaulle comme le révolté Malraux conservent son estime inconditionnelle, ainsi que certains peintres français, peu importe s’ils étaient finalement communistes ou non. La religion non plus ne l’attirait apparemment pas. Si elle sculpta jadis un crucifix pour lequel son mari servit de modèle, et si certaines œuvres durant la Guerre sont imprégnées de références à la Passion, cela était sans doute plus de la symbolique que le résultat d’une foi militante. Croyante mais peu pratiquante, sa religion était de méditer longuement devant les fresques de Domenico Ghirlandaio de l’Eglise Santa Trinita à Florence ou celles de Fra Angelico de la cathédrale d’Orvieto.

En prévision de la Fête des Vignerons de Vevey en 1977, elle crée la sculpture d’un Bacchus assis sur des feuilles de vignes destinée à orner une fontaine du village de Genolier. Malgré l’appui du syndic de la bourgade, le conseil communal refusera finalement cette offre. Une deuxième sculpture du même thème restera une ébauche. Elle créera aussi une série de six petites sculptures d’un couple d’amoureux destinées à servir avec des sous-plats comme “cendriers”. Ils seront offerts à la maison Gucci pour être commercialisés, mais cette dernière les jugera “trop érotiques” pour sa clientèle.
De tels refus, loin de la décourager, la rendent plus combative que jamais. Mais le temps lui manquera.

Elle organisera en Suisse ses deux dernières expositions, l’une à la Galerie de la Cathédrale à Fribourg en mai 1976, l’autre peu après à la Galerie Picpus à Montreux, toutes deux avec ses peintures et ses sculptures. Pour ces expositions elle créera ce qui reste sans doute sa plus grande toile peinte (1,40 m par 2,30 m) présentant trois clowns jouant de la trompette au bord de la mer au clair de lune. A cause de ses dimensions, cette œuvre sera refusée pas les galeries, car prenant trop de place. Elle prêtera aussi un temps ses toiles florentines à une trattoria toscane à Ouchy et celles de cirque pour décorer le salon de l’hôtel Carlton à Lausanne.

La critique locale est mitigée, comprend mal son parcours et montre sa perplexité face à une œuvre qui échappe aux standards et aux modes en vogue. L’on peut avoir certes diverses opinions sur son œuvre, le fait est qu’elle a toujours refusé d’être assimilée à un groupe d’artistes ou à une école, que ce soit en Italie, en Angleterre ou en France. Elle était sans doute trop Européenne et trop individualiste pour cela. Quant à la Roumanie de Nicolae Ceaucescu de l’époque, cette terre de ses origines, elle était devenue pour elle une terre sans nom et sans âme qui la hantait seulement comme un rêve lointain.

Dès cette date et pendant plus de trente ans, l'œuvre d’Alexandra de Hadeln-Balaceano sera emmagasinée dans un entrepôt, et à ce jour ne sera plus jamais exposée en public.

1977, février
Tandis qu’elle continue, malgré un déménagement partiel en Suisse, à faire la navette entre la Suisse et Florence, toujours avec la vieille Lancia de son mari, son fils part pour un long voyage de sélection de films en Amérique Latine. A la mi-février dès son retour, elle l’interroge au téléphone sur son expérience. Il lui dit d’avoir été impressionné par les milliers d’enfants dans la rue. Alors, soupe au lait comme elle pouvait l’être, Alexandra monte au créneau, et dans un déluge de mots l’accuse - sans fondements réels - d’être “communiste” pour terminer la conversation en larmes en lui lançant “ j’ai mal aux entrailles de t’avoir mis au monde”. Ce sera sa dernière phrase à son fils avant sa fin tragique.

Le 27 février au matin, à la veille d’un voyage vers la Côte d’Azur et Paris, elle part pour Rome reprendre possession d’un tableau ancien resté chez un expert. Elle était grippée comme l’attestent les médicaments qu’elle utilisait. De Rome elle reprend l’autoroute à Orvieto pour foncer à quelque 150 km à l’heure vers Florence. En conduisant, elle buvait une canette de bière et mordait dans une tartine de pain lorsqu’au kilomètre 305 près de Sienne, dans un virage, elle perd la maîtrise de son véhicule qui fera plusieurs tonneaux dans le fossé. Sans ceinture de sécurité, avec des pneus d’hiver trafiqués par un garagiste complaisant, elle mourra sur le coup. Dans sa chute, le coffre du véhicule s’était ouvert comme pour un dernier clin d'œil et sur près de 100 mètres avait dispersé les affiches d’une de ses expositions où l’on lisait en grosses lettres “Balacean”.

Son mari, Harry, l’avait rappelée à lui. Elle n’aura droit qu’à un bref article de fait divers dans le journal de Florence “La Nazione”. Son œuvre et ce qu’elle avait fait pour Florence était déjà oubliés.   

Il faudra trois jours à la police, sur signalisation du laitier de la via Santo Spirito, pour retracer son fils en Suisse. Dans une petite chapelle d’un vieux cimetière entouré d’oliviers sur les collines siennoises il dut la reconnaître. Son corps fut ensuite transporté à Florence puis vers la Suisse où après un service religieux à la Cathédrale orthodoxe de Genève, elle fut inhumée auprès de son mari à Genolier. Sur le portail de ce vieux cimetière il est gravé “Le repos des chrétiens”. Elle n’avait que 66 ans. Sa sœur Yvonne devait la suivre peu de temps après, frappée d’une crise cardiaque.

Chez elle à Florence, après sa mort, furent trouvées deux ébauches de sculptures en argile desséché hélas au-delà de toute récupération, celle d’un jeune homme inconnu appuyé contre un socle, de facture plutôt classique, et celle d’un radeau contenant l’ébauche de plusieurs personnages, les membres de la famille Gucci réunis pour une sortie en mer.

Et parmi les croquis de sculptures qui jonchaient sa table de travail, au dos d’une feuille de papier à lettre d’un hôtel lausannois, l’esquisse d’une coupe de champagne avec l’inscription: "La vie est faite pour être heureux".

Ébauche d’une biographie

Il ne fait de doute qu’une sculpture ou un tableau peuvent être admirés sans en connaître l’origine, le contexte de leur production ou même son auteur. Mais si l’on veut pénétrer le mystère de leur création, comprendre les influences qui les ont motivés à leur origine, la vie de son auteur est la seule à fournir quelques clefs.

Dans cet esprit il nous a semblé impossible de présenter l'œuvre d’Alexandra de Hadeln née Balaceano, sans références à sa vie mouvementée, d’autant plus qu’elle eut une grande influence sur son œuvre, tant sur sa quantité - limitée à seulement quelque 800 œuvres, ses temps morts, ses changements parfois déroutants de style, comme sur les sujets qu’elle a abordés. Alexandra de Hadeln était une femme extrêmement complexe, à la fois volontaire et émotive, sûre d’elle-même mais fragile, qui affabulait souvent sur son passé, brouillant ainsi les cartes pour mieux protéger son parcours solitaire à la recherche d’un monde où l’amour et la beauté triompheraient. Aucun journaliste, par exemple, n’a réussi de son vivant à percer le mystère de son intérêt pour la mythologie et les centaures qui peuplaient son imaginaire d’artiste. La réponse est peut-être à trouver dans l’âme roumaine de cette émigrée, Européenne avant l’heure.

Son tort, sans doute, fut de changer plusieurs fois son nom d’artiste, de “Didi” ou “Sandra” à “Alex”, puis de “de Hadeln” à “Balacean” sans oublier ce mystérieux “hy”, guère la bonne méthode pour se faire un nom dans les médias. Son tort - mais avait-elle réellement tort? - a été également de se méfier trop de ceux qui voulaient l’aider et la faire connaître, propriétaires de galeries d’art et commerçants en tout genre avec qui les rapports se terminaient parfois par un échange de lettres d’avocat.

Cette biographie incomplète et sans doute partielle a été rédigée non seulement grâce aux données publiées par l’artiste de son vivant lors d’expositions et aux souvenirs de son fils, mais également en consultant une multitude de documents d’archive inédits, y compris pour ses déplacements d’avant- guerre, ses documents de voyage. Nous remercions M. Emmanuel Balaceano et Dr Emmanuel Minne, archiviste de la Royal British Society of Sculptors et surtout Erika de Hadeln pour leur aide.

Moritz de Hadeln
mai 2008

page 4 de 4